• Immortelle Muse - Calliope

    1915

     

     

     

    Rideaux fermés.

     

    La salle est vide.

     

    La salle est vide, la salle est silence. Pour quelques instants encore. Jusqu’à ce que l’auditoire vienne assassiner la quiétude du lieu sans même en prendre conscience.

     

    Voilà ce qu’elle attend, dans l’ombre. Un crime.

     

    Un crime parmi tant d’autres, ce crime qui la ramènera à la vie une ultime fois. Ou la tuera. Elle triomphera ou elle mourra. Il n’y a point d’alternatives.

     

    Elle n’a vécu que par la scène. Si elle meurt, ce sera sur les planches. Sa mort sera son dernier rôle, le plus magistral sans doute.

     

    Elle attend, dans l’ombre, sa renaissance ou sa mort. Son visage, masque d’albâtre inchangé depuis ses débuts, est dénué de toute émotion tangible.

     

    Ses sentiments, elle les réserve pour la scène. Elle n’est elle qu’à travers ses rôles. Est-elle quelqu’un, au fond, si elle ne peut se targuer d’être Lorenzaccio et Lady Macbeth, la Dame aux Camélias et l’Aiglon, Phèdre et Cyrano ?

     

    Non. Elle n’est personne et elle le sait. Toute sa vie s’est construite autour des mots d’autres. Son plus beau rôle, c’est son existence entière. Elle n’a vécu que pour les autres, elle n’a joué que pour eux, n’a dilué son âme et son identité dans le théâtre que pour leur plaire.

     

    Elle voulait être admirée. Elle voulait prendre sa revanche sur cette vie qui l’a faite naître souillon. Elle se serait damnée pour cela.

     

    Elle a joué. Et elle a gagné.

     

    Elle est l’idole. D’une ville. D’un peuple. D’un monde. D’une époque. Qui se souvient à présent qu’on la nommait la Négresse blonde lorsqu’elle était encore jeune, pure, naïve et vulnérable ?

     

    Personne.

     

    Elle est l’Immortelle, la Divine, la Voix d’Or. Jeune elle n’est plus. Elle traîne ses soixante-et-onze ans comme un fardeau qui cependant ne se lit pas sur son visage parfait. Pure elle n’est plus. Elle a délayé sa vertu passée dans le jeu et l’amour. Naïve elle n’est plus. Son cœur s’est approprié l’expérience de ceux qu’elle a interprétés. Vulnérable elle n’est plus. Elle n’est plus cette gamine chétive et maladive qui répétait inlassablement les vers d’Athalie dans l’obscurité du dortoir.

     

    Non. Plus rien de tout cela.

     

    Elle est l’Immortelle, la Divine, la Voix d’Or. La Muse d’une époque toute entière. La Sans-pareille. Le Monstre Sacré. Sarah. Simplement Sarah.

     

    Et lorsque l’on dit son nom, on le dit comme celui d’une autre, d’un rôle, d’un énième rôle –le plus complexe et le plus maîtrisé certainement. Rôle qui trouvera sans doute son tragique final aujourd’hui, à rideaux ouverts.

     

    Comme il a débuté.

     

     

     

    Rideaux fermés.

     

    Le public s’installe. Sont-ils ici pour voir celle qu’on adule dans la plénitude de son art ou pour contempler sa chute en voyeur, pour se repaître de la défaite d’une déesse qui refuse de rendre les armes et d’avouer son humaine condition ?

     

    Nul ne le sait. Peut-être pas même eux.

     

    Tous partagent inconsciemment la même pensée. Celle d’une déesse morcelée, d’une idole de porcelaine défigurée par la perte d’une jambe. Un rôle incomplet.

     

    La maladie à jouer est cette fois réelle. Ce n’est plus une tuberculose feinte, une folie morbide, un amour destructeur qu’elle doit incarner. Son corps mutilé devrait plier.

     

    Sans doute devrait-elle rejoindre ceux qui l’ont construite dans la mort.

     

    Sans doute devrait-elle se laisser poignarder et glisser dans la lagune comme Lorenzaccio.

     

    Sans doute devrait-elle introduire elle-même le poison dans ses veines, dans un dernier élan de panache, telle Phèdre.

     

    Sans doute devrait-elle suivre dans la déchéance son corps comme Dona Sol suivit dans la mort son amour.

     

    Ou du moins accepter de renoncer à être Divine et à se fondre dans l’anonymat, à se perdre par amour comme Junie.

     

    Sans doute. Mais Sarah refuse. Elle refuse d’être une Marguerite Gautier se mourant seule, abandonnée et sans ressources, hors du théâtre, hors de sa vie.

     

    Elle mourra sur scène, récitera jusqu’à son dernier souffle les vers d’une pièce.

     

     

     

    Rideaux fermés.

     

    Les trois coups résonnent.

     

    Un cri. « La voici ! »

     

    Le spectateur impudent se moque de la jambe de bois qu’elle doit porter. Voilà à quoi en est réduite Sarah. Un objet de raillerie. Elle, la Divine, la beauté parfaite que tous admiraient.

     

    De l’autre côté des rideaux, Sarah ne réagit pas à ces lazzis, ni aux rires qui s’ensuivent. Elle est de marbre. Elle est de glace.

     

    Elle ne joue pas encore.

     

    Les rires titubent de gorge en gorge.

     

    Elle ne joue pas encore.

     

     

     

    Rideaux ouverts.

     

    Les rires s’éteignent. Se meurent dans les gorges. Agonie accélérée. Puis silence.

     

    Elle est là.

     

    Son visage parfait dont l’ovale se détache, pur et nacré, dans l’obscurité. Ses iris, minéraux, verts mâtinés de gris, cabochons précieux enchâssés dans une gangue d’albâtre, illuminent son visage de porcelaine. Ses lèvres, sublimes, ciselées, humides, happent déjà l’air avant de pouvoir articuler son texte. L’écume mousseuse de sa chevelure ambrée se déploie autour de son visage comme l’auréole d’un ange.

     

    Elle n’est pas jolie.

     

    Elle est pire.

     

     

     

    Rideaux ouverts.

     

    Parmi ces trois silhouettes de comédiens rencognés dans leurs fauteuils, le public n’a d’yeux que pour Sarah.

     

    Frêle.

     

    Belle.

     

    Les autres sont oubliés. Les autres n’ont aucune importance. Il n’y a qu’elle.

     

    Les regardent descendent indécemment, instinctivement, vers la jambe droite.

     

    L’absence de jambe droite.

     

    Le tissu flotte sur son corps menu. Puis s’affaisse avec douceur, douleur, sur le tissu de l’assise. Il semble s’excuser de devoir cacher cette infamie faite à l’intégrité d’un mythe.

     

     

     

    Rideaux ouverts.

     

    Elle arrache à sa gorge ses premiers sons, rauques. Les cous se tendent pour mieux entendre.

     

    Sarah joue.

     

    Elle n’est plus Sarah.

     

    A cet instant, toute entière, elle est la Cathédrale de Strasbourg, et plus personne d’autre.

     

    Sa Voix légendaire enfle, âpre comme le feulement d’une bête, sa Voix mue pour devenir celui de cet édifice vieux de neuf cents ans, témoin de décadence et de grandeur humaines.

     

    On croit entendre le gémissement des pierres de grès roses, on sent entre ses lèvres le vent qui bat le clocher, on ressent dans toute les fibres de son être la haine et l’amour, intimement mêlés, la guerre et la paix, Sarah et la Cathédrale, la Cathédrale et Sarah, unies, à jamais unies.

     

    Sarah ne fait pas que lui prêter sa voix.

     

    Sarah est la Cathédrale de Strasbourg.

     

    Peau de pierre, peau de grès.

     

    Le mythe brisé flamboie plus que jamais. Elle est la Divine, l’Immortelle, la Voix d’Or, le Monstre Sacré, la Muse d’une époque.

     

    Elle n’était plus rien et la voilà tout.

     

    Le public se perd dans ses mots, dans sa contemplation.

     

    Sarah est entière. Malgré sa jambe, malgré tout, la légende vit.

     

    Plus forte que jamais.

     

     

     

    Rideaux ouverts.

     

    Sa Voix croît démesurément, emplit tout l’espace à sa portée.

     

    Et puis l’impensable.

     

    Sarah, dans un effort ultime, transcendant, se dresse sur sa jambe unique.

     

    Debout comme la Cathédrale.

     

    Sarah est la Cathédrale de Strasbourg.

     

    Et elle hurle.

     

    La Cathédrale hurle sa haine.

     

    « Pleure, pleure Allemagne, l’aigle allemand est tombé dans le Rhin ! »

     

    La Voix d’Or éclipse le monde, l’univers entier. Il n’y a plus qu’elle.

     

    Un dernier cri. Dernier.

     

    « Aux armes ! »

     

    « Aux armes ! »

     

    La salle est debout, réunis par une euphorie qui tend vers la folie. Elle hurle à son tour, son amour pour la Divine. On rit. On crie. On pleure surtout. Un miracle. C’est un miracle.

     

    Un son surplombe tous les autres. Le bruit de milliers de mains, frappée les unes contre les autres dans une inexplicable ardeur. On applaudit Sarah, seulement Sarah.

     

    Elle revient à la vie.

     

     

     

    Rideaux fermés.

     

    Sarah retombe dans son fauteuil.

     

    Ereintée. Heureuse. Vivante.

     

    Quand même.

     

    Sarah Bernhardt.

     

    Immortelle Muse.

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