• En plein élan - Calliope

    Sidération.

    Etat de sidération.

    Alors c’est comme ça qu’on dit ? Alors c’est comme ça qu’on aurait dû dire, la fille figée dans son salon, là, elle est en état de sidération ?

    Elle est toute petite, elle est toute seule, seule et à demi accroupie au centre de la pièce, immobile et glacée. Elle est en état de sidération face à la voix qui s’extrait du téléviseur en face d’elle, qui semble gonfler, emplir la pièce et l’espace, et soudain elle tremble–

    Rien que ça–

    Rien que ça–

    Et soudain elle hurle–

    Pas ça, plus ça–

    Et d’autres mots qu’elle ne comprend pas.

      

    Cette fille n’a jamais abusé, de rien. N’a jamais rien consommé d’illégal. Rien fait de licitement réprouvable. Cette fille est dans la norme, politiquement correcte, peut être bien fière dans ses petits souliers de bonne citoyenne française. 

    Pourtant cette nuit-là elle se drogue.

    Comme des millions d’autres au même instant.

    La tête entre les mains. Le café pour tenir.

    Se drogue aux infos, aux sites d’actualités, à la radio.

    Mais rien ne peut étancher sa soif.

    Elle veut tout savoir. Elle voudrait entendre que c’est bon, tout le monde est sauf.

    Mais personne n’ose mentir.

    Il y a eu des morts, beaucoup, il y en aura encore, trop.

    Ils le disent tous.

    Cette fille a l’impression de boire à petites gorgées le sang des morts, de l’absorber et de le faire sien.

    C’est tellement macabre.

      

    Elle se sent coupable.

    Une sensation insidieuse qui vient lui engourdir les membres. Une douleur qui tisse sa toile dans son corps. Envisage de s’y installer. Une impression de souillure qui l’empêche de respirer, comme si on coupait sa gorge de coton.

    Elle étouffe.

    Elle étouffe.

    Elle ne parvient à vomir que de la bile.

     

    Elle n’a pas pu dormir. Elle ne se sent pas de dormir quand d’autres agonisent.

    La fille dissout dans de l’eau froide des vitamines compactées en comprimés. Avale. Beuh.

    Un goût de fer, un goût de sang.

     

    Se lève. Saisit enfin l’appareil qu’elle avait occulté pendant toute la soirée de hier.

    Son portable.

    Elle avait trop peur d’appeler une de ses connaissances parisiennes et de tomber sur son répondeur. Aujourd’hui la fille ne se sent pas plus forte mais elle est simplement

    Anesthésiée.

     

    Elle n’a pas encore pleuré. Pleurer c’est admettre. Elle n’a pas admis.

    Elle vit encore dans le déni.

    Elle a peur mais c’est abstrait. Peur de quoi elle ne saurait le dire. Mais elle en tremble de peur, d’une peur sans fondement.

    Elle ne réalise pas.

     

    Cette fille allume son portable. 

    Ses doigts survolent la liste des contacts. Elle dévisage, envisage. Qui choisir.

    Elle sélectionne Natacha au hasard.

    Tacha Verneuil, son amie de lycée… Qui habite dans le onze ou douzième arrondissement elle croit… Elle ne sait plus très bien…

    Elle écrit un message.

                    Tu es où ?

    Doit se faire violence pour pouvoir l’envoyer.

    Une fois qu’elle a réussi une fois, c’est plus facile de réitérer le geste. Des Tu es où ? ou des Ça va ? fleurissent sous ses doigts. Elle expédie les sms sans trêve.

    Elle ne s’était jamais rendue compte du nombre de ses connaissances qui habitent à Paris.

     

    La fille reçoit des messages de soulagement. Des je vais bien. Des ne t’inquiète pas. Un ou deux appels, un ami notamment, qui a perdu sa sœur dans une fusillade.

                    Elle est morte Chloé elle est morte tu te rends compte Chloé non tu ne peux pas j’ai entendu les coups de feu j’ai pas osé descendre non c’est pas ça j’ai pas compris au début je croyais que c’étaient des pétards je sais pas comment j’aurais pu m’imaginer que mon Dieu qu’il y avait des gens qui mourraient juste au pied de la porte comment je pouvais savoir que ma sœur n’allait pas rentrer est-ce que si j’étais descendu j’aurais pu éviter ça est-ce qu’elle serait encore vivante et…

                    Je comprends.

    Elle répond ça, cette fille, Chloé.

    Alors que ce n’est pas vrai. Elle ne comprend pas –elle ne peut pas comprendre. Personne n’est mort pour elle, ou pas encore.

    Et elle n’a toujours pas réalisé.

     

    Natacha n’a toujours pas répondu. Une psychose qu’elle ne comprend pas névrose l’esprit de Chloé. Elle envoie un 

                    Ne sors pas

    Alors qu’elle devrait savoir que le danger c’était avant. Le vendredi au soir. Plus maintenant.

     

    L’heure passe. Chloé est affalée dans un fauteuil et elle tente de lire L’écume des jours en râlant contre la télévision qui la gêne dans sa lecture –la télévision qu’elle ne parvient pas à éteindre.

    Les mots la percutent et résonnent en elle.

                    On dénombre à présent 128 morts.

    Elle est agitée par un incompréhensible haut-le-cœur.

                    Réponds Natacha je t’en supplie.

    Natacha ne répond pas.

    Chloé commence à comprendre.

                    Natacha j’ai peur pour toi je t’en supplie.

     

    C’est par Kathel qu’elle finit par avoir le dernier mot. 

                    Allo, Chloé… ?

                    C’est moi.

    Une crise de sanglots secs à l’autre bout du fil.

                    C’est terrible… C’est horrible…

                    Kathel ? Kathel qu’est-ce qu’il se passe ?

                    J’y étais… J’y étais putain j’y étais…

    Chloé sent la sueur lui tremper le dos.

    Glacée.

                    Tu étais où Kathel ?

    Elle ne dit rien en retour.

                    Kathel !

    Sa voix au supplice.

                    Je les ai vus Chloé… Je les ai vus mourir… Il y avait une jeune fille juste… Juste à côté de moi… Ses yeux, tu aurais vu ses yeux quand elle s’est pris une balle dans… Dans le cœur…

    Souffle. Souffre.

                    Ils sont restés grands… Grands ouverts… Immenses… Une telle terreur… Elle savait qu’elle allait mourir…

                    Tais-toi.

                    Elle les avait tellement clairs. Verts. Hagards. Perdus. Elle a juste dit Non quand elle sa poitrine a explosé sous l’impact, juste Non pas comme ça –et puis elle est morte.

                    Je m’en fous. Je ne veux pas savoir.

    Les mains de Chloé tremblent.

                    Il y avait un garçon avec elle et…

                    Tais-toi je t’en supplie tais-toi !

                    Et il n’a pas compris il l’a prise dans ses bras il a hurlé deux trois fois son prénom Clara ! je me souviens, Clara !

                    Je t’en prie…

                    Et puis il est mort aussi.

    Un silence.

    Pourquoi moi je suis vivante ?

    Je ne sais pas Kathel tais-toi.

    Evidemment que tu ne sais pas. Personne ne sait.

    Amertume.

    Sa voix se radoucit quand elle dit

                    J’étais à ce concert avec Natacha et un mec que tu ne connais… connaissais pas… Sandro… Mort…

    Chloé pleure. Elle se sent étrangement, égoïstement, coupablement soulagée que ce soit cet homme qu’elle ne connaissait pas qui ait été fauché en plein élan.

                    Natacha ?

    Elle demande.

                    Transférée à la Pitié-Salpêtrière mais…

    Kathel hésite, comme si le mot contenait plus de douleur encore que les faits et les souvenirs.

                    Vivante.

                    C’est bien.

                    Oui.

    Chloé raccroche.

     

    Kathel rappelle. 

                    Quoi encore ?

    Chloé a peur et on le sent dans sa voix.

                    Leurs visages.

                    Quoi, leurs visages.

                    Les terroristes.

    Sa gorge se noue.

                    Quoi ?

                    Ils étaient à visage découvert. C’est drôle de voir comme l’endoctrinement pur, la haine sans borne, la bêtise humaine personnifiée, eh bien, c’est drôle de voir comme elle nous ressemble.

    Elle éclate d’un rire sans joie et

    Elle raccroche.

     

    Chloé dans le tram ce matin.

    Tout le monde se regarde en chien de faïence. On n’est pas à Paris pourtant… On est à Strasbourg… Mais c’est pareil, ma pauvre dame ; Strasbourg c’est en France et la France a peur. 

    Voyez la crispation soudaine de tous les passagers quand

    Un homme visiblement d’origine maghrébine débarque.

    Vous avez peur de quoi connards ? Qu’il vous plante un couteau dans le dos ? Qu’il se fasse exploser ?

    Eh ! Regardez son visage ! C’est pas le visage d’un meurtrier, ça… C’est pas les mains d’un meurtrier… Ni la peau d’un meurtrier…

    S’il avait quoi que ce soit de vraiment grave à commettre, ça se verrait sur son visage il suinterait quelque chose. Mais là ! Regardez-le ! Son visage est une toile vierge !

    Chloé ne parvient pas à dire ces mots qu’elle pense si fort.

     

    Et soudain un cri

                    Putain mais vous croyez quoi ? Bien sûr qu’on va y passer aussi qu’on est les prochains sur la liste ! Ils n’ont pas défoncé la capitale de la France pour foutre la paix à celle de l’Europe !

    Il s’effondre en larmes.

    Chloé se sent mal.

    Elle n’ose rien dire. 

    Un goût de sang dans sa bouche.

     

     

    Ce texte a été écrit à partir des témoignages qui ont circulé toute la journée –et de ce que j’ai vécu.

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